La Cour de l’Horloge Stoppée / Stopp’t-Clock Yard – de Susanna Clarke

(An exercise in English-to-French translation.)

Figurez-vous que j’ai occupé des voyages en train il y a des années de ça avec la traduction d’une nouvelle en anglais, pour faire un cadeau à mon chéri. J’étais fan depuis 2002 et une année passée aux US des oeuvres de Neil Gaiman, et surtout de sa série Sandman, j’en avais acheté les intégrales comics ainsi que plusieurs livres annexes… dont le Book of Dreams, qui à ma connaissance, n’est pas édité en version française : c’est un recueil de nouvelles d’auteurices de tous horizons, invité.e.s à jouer avec l’univers et les personnages du Sandman.
Il y en a une en particulier que j’avais beaucoup aimé, de par son style un peu ancien et la beauté des images invoquées… et plus tard, j’ai compris pourquoi – elle était de Susanna Clarke, la romancière des merveilleux
Jonathan Strange & Mr Norrell (et plus récemment Piranesi)

Comme nous avions l’amour de ce gros pavé de fantasy (et la très bonne série BBC qui en avait été faite) en commun et que je tentais de l’appâter avec la VF des comics de Sandman (et que le défi littéraire me plait, de temps en temps !), j’ai fait une traduction du texte pour Nico.

Fast forward à 2022 et la nouvelle série Netflix, et je me dis qu’il y a peut-être d’autres geeks qui apprécieraient de découvrir ce petit crossover.

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La Cour de l’Horloge Stoppée

Susanna Clarke

Dans le café de Don Saltero en la rue Danvers, M. Newbolt prenait le café avec son fils.

Il dit : « Cela fait si longtemps que je ne t’avais pas vu, Richard. J’espère que tu t’es bien porté pendant tout ce temps ? »

Richard soupira. « Père, je me suis noyé pendant les guerres hollandaises. Je suis mort il y a de cela quinze ans. »

Alors M. Newbolt vit comment le visage de son fils était blanc et froid et comment ses mains étaient blanches et froides. « Ma foi, mon petit, », dit-il « tu l’es en effet. Maintenant, je me souviens. Néanmoins je suis bien heureux de te voir. Ne m’accompagneras-tu pas jusqu’à la maison ? Le trajet ne prend guère cinq minutes à pied, et j’imagine que la pluie ne te gênera pas ? 

– Oh, père,  s’écria Richard,  je ne puis rentrer, je ne pourrai jamais rentrer à la maison. Ne voyez-vous pas ? Ceci est un rêve. Ceci n’est qu’un rêve. »

Alors M. Newbolt regarda autour de lui le café de Don Saltero et vit des personnages des plus étranges qui tous parlaient et prenaient le café ensemble. « Ma foi, mon petit », dit-il « ça l’est en effet ».

M. Newbolt se réveilla dans l’obscurité et le froid et se rappela qu’il était en train de mourir. Il avait été pendant quarante ans l’astrologue le plus célèbre et le plus vénéré de l’Angleterre. Il avait publié des centaines d’almanachs et s’était fait de belles sommes d’argent et il avait scruté les astres – il y avait de cela, oh, fort, fort longtemps – et il savait qu’il lui fallait mourir en ce lieu et en cette saison. Il reposait dans un lit propre et parfumé dans une chambre à l’étage dans Friday Street et ses vieux amis de Londres venaient lui rendre visite. « Sir », ils s’exclamaient, « comment vous sentez-vous aujourd’hui ? » et M. Newbolt se plaignait d’un coup de froid au cerveau et d’un coup de chaud au foie, ou parfois, et en lieu de variation, l’inverse. Et alors ils lui disaient que les plus gracieux des corps célestes s’alignaient lentement au-dessus de la cathédrale Saint Paul à demi construite à temps pour lui souhaiter – à lui leur vieil ami – un digne adieu.

Un des amis qui vint lui rendre visite en ce temps-là était un très célèbre Juif de Venise et d’Amsterdam, un merveilleux magicien en son propre peuple (qui sait bien des choses). Cet homme s’appelait Trismégiste. Il n’avait pas entendu dire que M. Newbolt était mourant et il était venu implorer l’aide de M. Newbolt dans quelque importante affaire d’astrologie ou de magie. Lorsqu’il découvrit qu’il arrivait trop tard, il poussa force soupirs et se lamenta et se frappa le front.

« Oh,  s’écria-t-il,  de ma vie, j’ai toujours méprisé l’aide de tout homme. J’ai marché dans la vanité. Ceci est ma punition, et elle est juste. »

M. Newbolt le regarda. « Oh, des nèfles de ta vanité, Isaac. Je suis sûr qu’il n’y a pas de quoi être aussi biblique. Buvons toi et moi un peu de vin de muscat, et nous trouverons bien vite quelqu’un d’autre pour t’aider. »

Ils firent ce que M. Newbolt proposait. Mais, comme il ne se trouvait dans la cité de Londres aucun astrologue ou magicien qui ne les ait, à un moment ou un autre, ridiculisé l’un ou l’autre, qui n’ait traité l’un d’ ‘imposteur’ ou l’autre de ‘bateleur Juif’, et comme ils avaient tous deux une excellente mémoire pour ce qui était des insultes (bien qu’ils oubliaient beaucoup d’autres choses), ils eurent bientôt épuisé tous les noms.

« Il y a Paramore, dit M. Newbolt, et il est plus malin qu’eux tous réunis.

– Paramore ? Qui est Paramore ? 

– Eh bien, je ne puis sans mentir t’en dire du bien, car je n’en ai jamais entendu à son sujet. C’est un menteur, un libertin, un joueur et un ivrogne. Il a réputation d’athée, mais il m’a dit une fois être de confession blasphématoire, car il s’était offensé de quelque passage des Saintes Ecritures et était maintenant fâché contre Dieu et souhaitait Lui causer des noises. Tel un moustique qui souhaiterait piquer un continent. 

– Ce n’est pas l’homme que je veux,  dit Trismégiste.

– Ha ! Il y a dans chaque paroisse de la City des femmes qui pensaient que John Paramore n’était pas l’homme qu’elles voulaient. Elles ont vite découvert leur méprise. Et moi de même. Car je jurai, la première fois qu’il vint à moi, que je n’en ferais pas mon élève, mais maintenant, tu vois, je lui ai appris tout ce que je sais. Je jurai aussi que je ne lui prêterais jamais d’argent. Pourtant j’aime ce coquin. Ne me demande pas pourquoi. Je ne saurais dire. Il faut que tu ailles demander à voir Paramore à une maison de la rue de la Poudre – c’est tout près de Shoe-lane – où il doit environ huit semaines de loyer pour un petit grenier d’à peu près la taille et la forme d’un garde-manger. Tu ne devrais pas t’attendre à le trouver là, mais son valet saura vraisemblablement où il est. 

– Il a un valet ? demanda Trismégiste.

– Bien sûr. C’est un gentilhomme. »

Alors tout le jour suivant et tout celui d’après, Isaac Trismégiste marcha dans les rues de la City et demanda à un grand nombre de gens s’ils savaient où pourrait se trouver John Paramore, mais il n’apprit rien qui le rapprocha de son but, et ce qu’il apprit le réduisit quasiment au désespoir. Car la City était d’avis que John Paramore ne souhaiterait pas être dérangé par un vieil Hébraïque en ce moment. La City connaissait une certaine veuve à Clickenwell qui possédait des terres et des maisons et nul ne savait quelles autres biens encore, et la City savait que cette dame – jeune, vertueuse et belle – avait tout récemment perdu son petit garçon, un doux enfant, qui était mort de rachitisme et la ville disait que dans son malheur, John Paramore était le Méphistophélès de cette dame, qui se tenait derrière son fauteuil avec des airs satiriques et son long sourire biscornu, chuchotant à son oreille, et qu’elle préférait son réconfort à celui des honnêtes gens.

Isaac Trismégiste vivait dans une vieille et sombre maison près de Creechurch-lane. Comme lui, la maison avait un petit air d’étranger. Comme lui, la maison paraissait savoir que la City n’était pas toujours accueillante pour les étrangers, car elle s’était faufilée jusqu’à une petite cour poussiéreuse pleine d’ombres et de feuilles mortes dans l’espoir qu’on l’oublie. Mais le Juif et la maison différaient en ceci, que lui n’avait pas encastré en plein centre de son front une grande horloge stoppée, à jamais figée à l’heure de quelque lointain après-midi mort et enterré.

Le troisième jour après que Trismégiste eut parlé avec M. Newbolt, un grand homme maigre et mal mis (qui n’avait l’air de rien du tout) frappa à la porte de Trismégiste. Il dit que son nom était Paramore et qu’il était venu apprendre la magie.

« Pourquoi ? demanda Trismégiste. Pour attraper les femmes, je suppose ? »

Alors l’homme maigre et mal mis (qui n’avait l’air de rien du tout) sourit d’un long sourire maigre qui ne grimpa que d’un seul côté de son visage, et lorsqu’il fit cela il eut l’air tout à fait différent. Il avait l’air de ce qu’il était – l’un des plus rusés vauriens de la City, et dans ses yeux vifs et aiguisés se reflétaient des mondes d’intelligence.

« Non sir, » qu’il répondit avec une expression mêlée de modestie et de complaisance. « Cette magie-là, je la possède déjà. J’espère, monsieur, que vous n’avez pas entendu du mal de moi ? Londres est une ville d’iniquités – la réputation d’un honnête homme ne dure guère plus longtemps que les lacets de chausses d’une putain lorsque les commères de la City s’en emparent. »

A l’intérieur de la maison un grand escalier montait en spirale vers l’obscurité, et un vent froid en redescendait. Paramore jeta un coup d’œil vers le haut, et en frissonnant légèrement, pensa que tout était très silencieux.

« Mais sir!  s’écria-t-il d’un coup. Vous êtes malade ! 

– Moi ? Non. 

– Je maintiens que si. Vous êtes pâle comme cire et vos yeux ! – vous avez de la fièvre. 

– Je n’ai pas de fièvre. C’est seulement que je ne dors pas. » Trismégiste marqua une pause. « Je mourrai si je ne dors pas bientôt,  dit-il. Mais j’ai peur de m’endormir. J’ai peur de ce que je pourrais rêver. 

– Eh bien, sir, » dit Paramore d’un ton plus amical. « Si vous m’enseignez le moyen de vous venir en aide, je serai heureux de vous rendre ce service. »

Alors Trismégiste emmena Paramore dans une chambre et lui apprit deux sorts. L’un des sorts donnait à Paramore le pouvoir de voir dans les rêves d’autrui, mais ce que faisait l’autre sort, Trismégiste ne le dit pas. Trismégiste dit à Paramore de surveiller ses rêves pendant qu’il dormait, et qui si Paramore voyait quelque danger s’approcher de lui en rêve, il devrait le réveiller. Trismégiste se mit au lit et Paramore s’assit en tailleur sur le plancher tel son Puck, et Paramore prononça le sort et regarda dans un petit cristal poli.

Trismégiste rêva qu’il était dans le ghetto de Venise, dans une misérable et poussiéreuse petite cour ou six vieux Juifs – des amis à lui – se tenaient assis sur des fauteuils de bois cabossés, et l’un après l’autre prirent feu. Pas l’un d’entre eux n’essaya de se sauver et tous furent réduits en cendres. Tandis que le vieux magicien regardait la fumée et les étincelles s’élever dans le ciel obscur, il vit une recette de plum pudding inscrite sur l’une des étoiles. Il s’avérait que dans son rêve une telle chose lui était utile ; il s’en fut donc chercher un escabeau pour pouvoir la lire plus aisément. Mais tout ce qu’il trouva fut une énorme grosse femme avec une moustache faite de pattes d’araignées qui puait le fromage et les ordures et qui produisit, de sous ses jupons, des ciseaux, des fourchettes et des pinces à épiler toutes rouillées.

Paramore trouva cela très horrible et il réveilla donc le vieil homme. Mais Trismégiste fut très fâché d’être réveillé et dit que ce n’était pas de ces rêves-là qu’il parlait. Il dit à Paramore qu’il devait guetter l’apparition d’un grand château noir, dans une lande dégagée, gardé par un dragon, un griffon et un hippogriffe, et d’un grand homme pâle, comme un roi, tout vêtu de noir avec des étoiles au-dedans des yeux. C’était ces choses-là, dit il, qu’il craignait par-dessus tout, et il se rendormit. Il dormit jusqu’au matin, et ni le château ni le terrible roi pâle n’apparurent.

Le jour suivant Paramore rendit visite à M. Newbolt.

« Le Juif tient une maisonnée étrange, sir. Il dit qu’il n’a pas de domestiques. 

– Billevesées ! Tout le monde a des domestiques. Même toi, John, tu as cet impudent valet 

– C’est vrai, mais je me dis depuis quelque temps, sir, que je devrais me défaire de Francisco. Il faut que je le renvoie. Je me puis sans honte être aperçu en sa compagnie. Ses vêtements sont tellement mieux que les miens. Il était même meilleur voleur que moi. 

– J’imagine », dit M. Newbolt (dont les pensées restaient tournées vers son vieil ami) « que c’est la perte de sa fille qui le rend si triste et solitaire. Elle s’est enfuie pour épouser un Chrétien – un sacripant avec des yeux de coquin, et sans le sou – un autre dans ton genre, John. Isaac découvrit leur cachette et rendit visite en secret à sa fille pour l’implorer de revenir à la maison. Mais elle était très fière, et ne vint pas, bien qu’elle savait déjà à ce moment-là quelle sorte d’homme elle avait épousé. Ce qu’il était cruel ! Il fit cadeau de ses jupons et ses boucles d’oreilles et ses bougeoirs et cuillères à d’autres femmes. Puis une nuit il revint de ses vagabondages et la fit se lever. ‘Pourquoi ?’ demanda-t-elle. ‘Où allons nous ?’ Mais il la pria de garder le silence. Ils prirent un coche avec tout ce qu’il restait de leurs biens, et ils s’en allèrent. Mais il ne cessait de jeter des regards en arrière, et au loin elle entendait le son de cavaliers. Il fit s’arrêter le coche et la tira en dehors et prit un cheval et la fit monter derrière lui. Mais il ne cessait de jeter des regards en arrière, et au loin elle entendait le son de cavaliers. Ils avaient atteint une rivière noire aux eaux trop rapides et profondes pour être franchies à gué, et il était presqu’en panique, ne sachant où aller. Elle le supplia de lui dire ce qu’il avait fait. Mais il la pria de garder le silence, et au loin elle entendait le son de cavaliers. ‘Ma foi, tu ne veux pas venir avec moi et pour sûr, j’irai plus vite tout seul.’ Et il la fit chuter dans les eaux noires et rapides et elle se noya. Elle avait les cheveux dorés, une chose très rare pour les gens de sa race. Isaac disait qu’elle en faisait pâlir d’envie le soleil. Mais bon, moi je pensais que le sourire de Richard était sans pareil, et je suppose qu’il y a des gens qui ne l’ont pas trouvé si remarquable. Qu’en savons-nous, les vieillards au cœur brisé ? Ah si, la Juive aux cheveux d’or de la Cour de l’Horloge Stoppée ; je me la rappelle très bien. Elle avait une petite fille – mais j’ai oublié ce qu’il est advenu d’elle. »

Paramore se gratta le nez, qu’il avait long, et fronça les sourcils. « Mais comment savez-vous cela, sir ? 

– Hein ? 

–  Comment savez-vous ce que la Juive a dit à son mari avant de mourir ? 

– Hein ? » Le pauvre M. Newbolt devint tout confus et malheureux, comme le sont les personnes âgées lorsqu’on leur prouve que leur esprit s’embrume. « Isaac me l’a dit. Tiens ! Mais qu’est-ce qui brille à ton doigt, John ? Ta veuve t’a-t-elle offert un bel anneau en or ? 

– Je l’ai trouvé, sir, dans le jardin du Juif. Accroché à un rosier. 

– Tu devrais lui dire, John. Peut-être en a-t-il égaré un semblable. »

Mais M. Newbolt n’y voyait plus très bien. Ce n’était pas du tout un anneau, mais seulement deux ou trois cheveux d’or que Paramore avait trouvés, comme il l’avait dit, et enroulés à son long doigt.

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Comme les autres de son espèce, elle ne paraissait ni jeune ni âgée. En des circonstances différentes (très différentes) il aurait pu la trouver très belle. Ses yeux sombres en amande et la courbe de sa joue évoquaient quelques origines espagnoles ou Rrom, mais sa peau était plutôt pâle. Elle portait une robe noire sévère, une rangée de minuscules boutons traçant une ligne continue de sa gorge à l’ourlet. Une paire de lunettes argentées pendait à son cou sur une chaîne en argent. Elle avait à la main deux feuilles de papier. Elle regarda celle qu’elle tenait à la main droite, mais ce n’était pas celle qu’elle voulait. Elle regarda la feuille qu’elle tenait à la main gauche et la préféra nettement. Elle mit ses lunettes à son nez et lut « Le Seigneur des Rêves et Cauchemars, Prince des Contes, Monarque des Marches du Sommeil, sa sombrerie Dream des Eternels.» Elle marqua une pause et jeta un regard par-dessus de ses lunettes, et aucune froide et étonnée majesté de la personne assise sur le grand trône noir n’était en mesure de la décontenancer, elle.

« Eh bien, poursuivit-elle,  c’est vous ? »

La personne assise sur le grand trône noir confirma qu’elle était bien toutes ces choses terribles, et demanda, avec quelque raideur, qui diable lui posait la question.

« Doktor Estrella Silberhof, du Paradis. Enfin, plus exactement du Paradis des Enfants d’Israël, Secrétaire Ordinaire à la Chambre des Rêves, Visions, Visitations et Apparitions Extraordinaires. » Elle produisit une quantité de lettres et documents superbement calligraphiés en plusieurs langues anciennes sur du velum de la plus haute qualité et proprement attachés avec des rubans de soie rouge, qui tous confirmaient qu’elle était bien ce qu’elle disait être.

« Je vous ai écrit,  elle continua,  le 30 septembre. Et de nouveau le 4 octobre. Et encore une fois le 11 octobre. Je n’ai pas reçu de réponse. Je me suis vue obligée de venir jusqu’ici en personne. Je suis arrivée il y a six jours. J’ai attendu six jours une audience. Lorsque je suis arrivée au château, ce n’était pas mon intention de vous déranger vous-même. J’ai demandé à parler à vos scribes, secrétaires, huissiers, notaires, clercs ou tout autre de vos serviteurs occupant de tels postes ou fonctions. Mais on m’a informé que vous n’avez à votre service personne de ce genre. Et pendant ce temps… 

– J’ai un bibliothécaire. Vous pouvez lui parler. Bonne journée. 

– Pendant ce temps, vos domestiques ont tenté de me refiler à un bibliothécaire faible d’esprit, une corneille nommée Jessamy, et un crétin babillard de lapin blanc nommé  – elle consulta la feuille de papier de gauche –  Ruthven Roscoe. Je suis venue vous parler,  dit-elle,  des Retours. 

– Les Retours ? »

Elle fit apparaître un très grand livre admirablement relié de cuir couleur crème,avec « Extraits des Retours, 29 septembre 1682 (R.C.F.) » estampillé en lettres dorées sur la tranche. Il contenait approximativement sept millions de noms inscrits en minuscules caractères, et à côté de chaque nom était ajoutée une pléthore de symboles sténographiques absolument incompréhensibles.

« Le registre,  expliqua-t-elle, des habitants du Paradis, les morts bienheureux, qui dans la nuit du 29 septembre ont quitté le Ciel pour rendre visite en rêves aux vivants. Je vous ai marqué l’endroit et souligné le nom du sujet à l’encre verte. Pour dire les choses simplement, Déborah Trismégiste a quitté le Paradis pour les Contrées du Rêve le 29 septembre, et elle n’est pas revenue. Je souhaitais comparer nos Mémoriaux avec les vôtres et découvrir dans le rêve de qui était partie cette jeune femme. Mais l’on m’a dit que nulle part en ce royaume vous ne tenez de tels registres. 

– Doktor Silberhof, Déborah Trismégiste n’est pas dans les Contrées du Rêve. »

Elle sourit avec patience. « Non, je ne pensais pas qu’elle le soit. Dans ce cas, vous savez que la personne qui rêve d’elle dort maintenant depuis 33 jours. »

Il y eut un long silence.

« Je vais me renseigner », dit-il.

****

Dans la chambre à coucher de Isaac Trismégiste en la Cour de l’Horloge Stoppée, assis par terre, John Paramore baillait à s’en décrocher la mâchoire, et regardait d’un oeil terne dans son verre poli.

« Je me demande qui est-ce, murmura-t-il,  qui se faufile comme une souris à petits pas feutrés dans cette maison? »

Peu de temps après, il jeta un regard au tas d’ombres de lune poussiéreuses qui s’agglutinaient dans un coin de la pièce.

« Et je me demande qui est-ce, il observa, derrière ce rideau? Avec deux petits petons et dix petits orteils de souricette. »

Il étudia son miroir quelque temps. « Et je me demande qui est-ce », il continua pensivement, « qui se tient juste devant moi, à me regarder à travers ses petits doigts de souris? » Il leva les yeux. « Bonjour, chaton. Comme tu as de grands yeux. 

– Grand-père, dit-elle.

– Grand-père dort, ma chérie. Il rêve qu’il se promène dans les Jardins parisiens. Mais qui est-ce donc là qui marche à ses côtés, qu’il ne peut s’empêcher de prendre dans ses bras, qui lui caresse la barbe, qui provoque chez lui autant de sourires et de baisers? » Il lui tendit le miroir pour qu’elle puisse regarder dedans. Elle n’émit pas d’objection quand il la prit sur ses genoux.

« Comme tu as les mains froides. Et comment ces pieds ont froid! Et qu’est-ce donc », il marmonna à part lui-même, « que tu as aux bras? »

Il y avait deux petites boîtes noires, chacune attachée à un bras par des tours et des tours de lacets de cuir. La première contenait un morceau de papier sur lequel était écrit, ‘Les Bonnes Choses auxquelles peut Rêver Lily’. Et sous cela, il y avait une longue liste qui commençait par ‘les tartines à la confiture, la mélasse de Venise, les marrons glacés et autres douceurs et bonbons; le gentil chien Pepper…’. Dans l’autre boîte il y avait une autre longue liste, intitulée ‘Les Choses auxquelles Lily ne Doit PAS Rêver’. Cette seconde liste commençait par ‘Notre ennemi, le Roy Morpheus, ni aucun de ses amis ni aucun de ses serviteurs; les squelettes & les vieux ossements…’

Comme il n’avait jamais vu la fillette avant, Paramore raisonna qu’elle avait dû venir d’une des mystérieuses pièces tout en haut de la maison. Il attendit qu’elle s’endorme, puis il la prit dans ses bras et la porta jusqu’à l’escalier froid et sombre.

Toute la journée le vent avait amené à l’intérieur de la maison quantité de feuilles mortes, et se divertissait maintenant à leur faire escalader et dégringoler dans les marches afin d’en tirer une étrange musique de grêle.

« Et s’il n’y a pas de domestiques », songea Paramore, « alors qui prend soin de toi? Qui te peigne les cheveux pour qu’ils brillent comme de la soie, et fait que tu sentes bon la pomme et la lavande ? » Il grimpa un peu plus haut. « Les escaliers sont comme les intestins d’une maison, vraiment, tout comme – je m’étonne de ne pas y avoir pensé plus tôt – et je n’ai jamais visité maison plus encline à la flatulence. Si j’étais médecin, je lui prescrirais trois pilules fortis. Thérapie de choc. »

Il marqua une pause au dernier tournant des escaliers. « Paramore, Paramore, marmonna-t-il,  tu divagues et tu déraisonnes. Que diable y’a-t’il à craindre, mon gaillard ? »

Tout en haut des escaliers se tenait la Juive morte, ses cheveux d’or argentés au clair de lune. Un courant d’air faisait tourbillonner et danser les feuilles mortes à ses pieds. Un autre faisait tinter les perles goutte-d’eau à ses oreilles, mais elle, restait tout à fait immobile.

« Peste ! Il faudra me pardonner, Madame, mais ces marches m’ont tout essoufflé. Mon nom est Paramore, un autre célèbre magicien. Et vous madame – s’il est permis à votre serviteur de demander – êtes-vous Fantôme ou Songe ? »

Elle soupira. « Les hommes sont-ils donc encore si bêtes ? Suis-je un fantôme ou un rêve ? Seigneur ! Quelle genre de question d’idiot est-ce là ? Que suis-je ? Je suis sa mère ! » Et elle prit Lily des bras de Paramore et s’évanouit par l’embrasure sombre d’une porte.

****

Madame Beaufort (la veuve dont les affaires suscitaient un si vif intérêt à la City) vivait dans la traverse de Jérusalem à Clerkenwell, une rue prisée des musiciens. Lorsque Mme Beaufort faisait les cent pas dans ses grandes pièces aux meubles luxueux, soupesant dans ses bras le vide où aurait dû se trouver son petit garçon, ou bien scrutait ses miroirs pour y étudier les traits d’une dame sans enfant, elle le faisait accompagnée par la lente et triste musique de la viole de gambe du gentilhomme allemand du numéro 24, ou par les airs mélancoliques de clavecin écossais du numéro 21.

Tard dans l’après-midi de la journée suivante, un domestique vint voir Mme Beaufort pour lui dire que M. Paramore attendait en bas et souhaitait lui parler de suite.

Lorsque Paramore entra, Mme Beaufort leva les yeux de sa broderie et fronça les sourcils. 

«Vous avez bu, dit-elle.

– Moi ? Non ! 

– Alors vous êtes allé vous encanailler. 

–  Certes non ! s’écria-t-il, tout indigné.

–  Il y a quelque chose, en tout cas. Votre visage est tout en émoi. 

– C’est parce que je suis heureux.»

Elle fit un pli dans l’ourlet qu’elle reprenait avant de dire d’une voix froide et jalouse. « Eh bien… je suis contente pour vous. 

– Je suis heureux de savoir ce que je peux faire pour vous. Dites-moi, à quoi rêvez-vous ? La nuit, lorsque vous êtes couchée ? »

Elle le regarda très froidement un long moment puis retira sa main (qu’il tenait entre les siennes).

« Oh que je suis bien punie ! » s’écria-t-elle. « Cent et cent fois l’on m’a prévenue, en cette pièce même ! Mais ces oreilles » – et elle leva les mains comme pour porter atteinte à ces oreilles criminelles – « ne voulaient y prêter garde ! Et si, monsieur, j’avais si peu de dignité que je me soumettais à vos avances, en feriez-vous après un poème ? Iriez-vous l’afficher sur le bulletin de Snow-hill pour le bon divertissement des passants ? »

Paramore jeta ses mains en l’air, et le regard au ciel, d’exaspération. « Je ne veux pas parler de cela ! » s’écria-t-il.

« Vraiment ? Et que dois-je comprendre à tous vos propos sur ce que vous pouvez faire pour moi lorsque je vais me coucher ? »

Il croisa les bras. « Vous avez des larmes aux yeux – ce que vous méritez bien, de me croire si méchant – et il est maintenant en mon pouvoir de vous rendre tellement heureuse. Croyez seulement que je suis meilleur que cela, et vous n’en serez vous-même que plus heureuse. »

Elle sourit et pleura à la fois. « Ce n’est pas une raison…  commença-t-elle.

– Chut… Dites-moi de quoi vous rêvez. 

– De mon bébé. De mon petit garçon. 

– Alors tout va bien et je vais vous guérir de tous vos chagrins. Car Morpheus est un roi oisif, que les longues années de sûreté ont abruti. Ses murs sont vieux et s’effritent. Ses portes ne sont pas gardées. Ses serviteurs ne veillent pas. »

Le jour suivant, on vit Mme Beaufort qui se promenait à St Giles Fields et à ses côtés il y avait un petit garçon, dont les cheveux formaient un tel entrelacs de fines boucles et de spirales qu’ont les eut dit tracés sur son crâne à l’encre d’or et d’argent par un très coûteux maître calligraphe.

****

Le Bibliothécaire (qui était en train de polir ses lunettes avec un morceau de laine) se mit à changer. Cela commença par le bout de ses étranges oreilles, qui se dissolurent en sable fin. Si cette transformation lui causa quelque détresse, il n’en démontra rien. La salle du trône, en un mélodieux soupir, se fit sable. Une corneille qui la traversait s’effrita en plein vol. Le pays du rêve tout entier devint sable. Et lorsque cela fut fait, tout ce qu’il restait du monde entier fut une quantité de sable au creux de la paume blanche du Roi des Rêves. Alors le Roi des Rêves prit une balance qu’il réservait à cet usage, et pesa le sable et constata que, comme il l’avait soupçonné, il lui manquait cinq grains.

****

« Combien ?  demanda Paramore.

– Cinq, dit Trismégiste. Ils se sont accrochés à la traîne de la robe de ma fille lorsque je l’ai fait sortir des Contrées du Rêve, et depuis, comme tu vois, John, je les garde précieusement, car qui sait quelle est la puissance de ces cinq grains… Maintenant, John, rappelle-toi – c’est très important – si toi et moi venions à nous endormir en même temps, alors Morpheus pourrait se glisser dans nos rêves et s’emparer de ma Déborah et du petit garçon anglais pour les reprendre. Je dirai les sorts et surveillerai tes rêves, et quand je dormirai tu en feras de même. 

– Mais peut-être que le Roi des Rêves voudrait bien trouver quelque arrangement avec nous, sir ? Après tout, il nous connaît, nous autres magiciens anglais, n’est-ce pas ? Nos confrères ont traité avec lui. J’ai entendu parler de recettes pour provoquer tel ou tel rêve. 

– Ce n’est pas un roi avec qui traiter,  dit Trismégiste.  C’est un roi qu’il faut espionner, tromper, escroquer et dépouiller – et puis craindre. Toi et moi, qui l’avons espionné, trompé, escroqué et dépouillé, devons pourtant – une partie de chaque nuit ou jour – nous aventurer en son royaume et grand sera son désir de rétribution. Alors lorsque tu dormiras je veillerai sur toi, et lorsque je dormirai tu en feras de même. »

Au cours des semaines suivantes, Isaac Trismégiste et John Paramore ramenèrent beaucoup de personnes mortes du dedans des rêves, à travers les brèches de la Contrée des Rêves et jusqu’au monde éveillé. Ils rendirent des enfants à leurs parents, des parents à leurs enfants, des femmes à leurs maris, des maris à leurs femmes, des amants l’un à l’autre. Quelques gentilshommes de la City qui avaient souscrit une assurance sur un navire qui coula près de Barbade (et avaient ainsi perdu une grosse somme d’argent) payèrent Paramore cinq livres pour qu’il ramène le capitaine à la vie afin qu’ils puissent se défouler de leur mécontentement en lui criant dessus.

Pour la première fois de sa vie, Paramore commençait à se faire de l’argent, mais il disait ne pas faire cela pour l’argent. Ce qui lui importait, disait-il, c’était que les jeunes ne meurent pas. Il y avait sûrement, disait-il, bien assez de saints déjà au Paradis pour chanter les psaumes, et assez de pécheurs aux Enfers pour nourrir les flammes jusqu’à la fin des temps ? Il avait ouï dire, disait-il, que la Mort était une dame. Ce n’était point des façons pour une lady ! Etre si hâtive et empressée de s’emparer de tout ce qui lui chantait. Il était plus que temps, disait John Paramore, que quelqu’un lui enseigne de meilleures manières.

Il vivait en ces temps-la, près de Petticoat Lane à Whitechapel, une petite fille, Jess Kettle, sept ans d’age, aux yeux noisette et au sourire d’une rare effronterie… Mais elle se piqua le pouce sur une vieille faux de jardinage (à laquelle elle n’aurait jamais dû toucher, de toutes façons), et une grande fistule y poussa jusqu’à ce que son pouce se gangrène. Le chirurgien fit attacher Jess Kettle fermement à une chaise par des lacets et des ficelles, et lui fit sauter le pouce avec un marteau et un ciseau. Mais la frayeur et le choc bouleversèrent tant la petite, que l’on découvrit qu’avec son coup de marteau le chirurgien avait également chassé toute la comprenette de sa tête, et ses cheveux chutèrent et elle prit la couleur du lait vieux de trois jours et ne parla plus. Mais sa tante, Ann Symcotts, marcha jusqu’à la Cour de L’Horloge Stoppée et demanda a tous ceux qu’elle croisait où se trouvait John Paramore le sorcier ; et lorsqu’elle le trouva elle le confronta sans hésiter et sollicita son aide. John Paramore dit plus tard qu’elle avait le visage fait comme une cuillère, mais qu’elle était très courageuse et futée. John Paramore fit s’endormir la tante et l’envoya dans les Contrées du Rêve où elle trouva la raison et le joli minois et le pouce de Jess Kettle, et les ramena, en riant, au nez et à la barbe du Roi des Rêves. Du moins, c’est que l’on raconta après. Et Jess Kettle fut joyeuse à nouveau.

****

Les perles de la Duchesse du Cleveland (auxquelles elle tenait tout particulièrement) avaient été confiées à la bonne garde de M. Newbolt, et dans cette idée il les avait emmenées jusqu’à a un grand champ de choux, pensant les y cacher. Mais le fil du collier s’était rompu et les perles avaient dégringolées pour se coincer dans les feuilles d’un chou. M. Newbolt connaissait bien le champ de choux en question. C’était celui qui, du temps de l’enfance de M. Newbolt, soixante-dix ans plus tôt dans le Leicestershire, s’étendait derrière le cottage de son père. Tandis qu’il regardait autour de lui, en proie à la plus grande consternation et confusion, une grosse corneille atterrit sur un chou et picora quelque chose qui s’y trouvait. M. Newbolt cria et agita les bras et l’oiseau s’envola. Mais il n’alla pas loin, avant de se poser en battant des ailes sur l’épaule d’un grand homme pâle qui venait tout d’un coup d’apparaître là.

« Ah, sir ! s’écria M. Newbolt. Pour l’amour du ciel, aidez-moi ! Je ne sais dans quel chou chercher.

– William Newbolt,  dit le grand homme pâle,  vous rêvez. 

– Oui, je sais,  dit M. Newbolt.  Et alors ? » Et il continua à scruter l’intérieur des choux avec une espèce de désespoir.

« William Newbolt,  dit le grand homme pâle,  me connaissez-vous ? »

Alors M. Newbolt leva les yeux et vit la froide blancheur du ciel du Leicestershire, et la froide blancheur du visage de l’homme. Et l’un ressemblait beaucoup à l’autre, et M. Newbolt en vint à se demander s’ils n’étaient pas, en fait, la même chose, et les noires silhouettes des arbres hivernaux à la lisière du champ et les noires ombres qui se dessinaient en dessous ressemblaient tant aux cheveux noirs et à la robe noire de l’homme qu’il paraissait impossible qu’elles ne fussent pas faites de la même matière.

« Oui, je vous connais,  dit M. Newbolt.  Vous êtes ce bel homme tout maigre – Peste ! J’ai oublié son nom – le maître d’écriture qui tua un chat appartenant au bourgmestre, et qui s’enfuit ce soir-là avec la fille du bourgmestre. C’est bien vous, sir, n’est ce pas, que Mrs Behn appelait Lysandre, et à la beauté de qui elle consacra un poème? »

L’homme pâle soupira et passa une longue main blanche dans ses longs cheveux noirs.

« Evidemment, il est mort, le maître d’écriture, » dit M. Newbolt, songeur. « Ils l’ont pendu, je ne sais plus pourquoi. Mais bon, cela n’a peut-être plus si grande importance. On dit que Morpheus est un roi oisif. Ses murs sont vieux et s’effritent. Ses portes ne sont pas gardées. Ses serviteurs ne veillent pas. »

Une petite pluie glaciale tomba vivement et soudainement sur M. Newbolt et M. Newbolt seul. M. Newbolt regarda autour de lui, perplexe. L’homme pâle semblait si empli de fureur que, si M. Newbolt avait eu l’esprit plus alerte, il aurait eu très peur. (M. Newbolt en savait long de la fureur des grands princes, ayant eu en son temps le loisir de parler à trois d’entre eux – Charles, premier et second du nom, et Oliver Cromwell.) Mais M. Newbolt n’avait pas à ce moment-là l’esprit très alerte. L’esprit de M. Newbolt dormait profondément dans son lit de Friday Street, et du coup, il n’adressa qu’un vague sourire au grand personnage majestueux.

« Qu’est-ce que vous dites ? demanda le grand homme pâle.

– Oh là, » dit M. Newbolt, en essorant ses vêtements et en recueillant le filet d’eau glacée dans une petite coupe en cristal qu’il venait justement de découvrir qu’il avait sur lui, « ce n’est pas moi qui le dit. Vous êtes inattentif, sir. D’autres le disent. 

– Où dit-on cela? 

– En ville. C’est ce que l’on rapporte communément en ville. 

– Qui rapporte cela? 

– Tout le monde. Mais c’est surtout ce bon-à-rien de John Paramore. »

Le grand homme pâle croisa les bras et un fort vent surgit de nulle part et agita les arbres en tous sens, comme si le monde entier s’était effrayé du froncement de sourcils du grand homme pâle. M. Newbolt s’approcha de l’homme et tira sur sa longue robe noire.

« Mais sir ! Ne m’aiderez-vous pas à chercher les perles de la Duchesse ? Elle sera horriblement fâchée. 

– Pour sûr,   dit le grand homme avec satisfaction,  elle le sera. » Et il s’éloigna à longues enjambées.

A sa place arrivèrent cent gros cochons qui mangèrent tous les choux et avalèrent toutes les perles. Puis une centaine d’hommes apparurent, qui tranchèrent la gorge aux cochons et versèrent leur sang dans cent bassines, puis toutes les bassines furent emportées pour qu’on en fasse du boudin noir. A ce moment-là, quelqu’un arriva pour dire à M. Newbolt de se dépêcher – la Duchesse demandait à le voir. Lorsqu’il arriva, Sa Grâce était à table avec tous ses compères. Devant chaque convive était posée une assiette en porcelaine pleine de boudin. La Duchesse ne dit mot. Elle se contenta de fixer M. Newbolt et leva sa fourchette en argent et l’agita trois fois en sa direction. Entre les dents d’argent luisantes et sanguinolentes brillait une grosse perle blanche.

« Je peux tout vous expliquer », dit M. Newbolt.

****

Au palais du Roi à Whitehall eut lieu un grand bal masqué, au cours duquel Apollon, Mars, Minerve, Salomon le Roi des Juifs et toute une longue liste de grands et nobles personnages devaient se présenter sur scène, habillés de robes d’or et de masques d’étoiles et de soleils et de lunes, pour prononcer des discours à la gloire de Charles II et déposer leurs tributs à ses pieds. Un acteur tout maigre et en longueur appelé M. Percival (qui lorsqu’il ne portait aucun costume ressemblait fort à un balai-serpillière inversé qui venait d’apprendre quelque chose de très surprenant) fut retenu pour jouer le rôle de Morpheus. Juste avant le spectacle, deux galants vinrent le voir avec un petit pichet, en disant que prononcer des discours était un travail qui donnait bien soif, et ne prendrait-il pas un peu de bière ? Lui, n’y voyant aucune malice, remercia ces aimables gentilshommes et but le tout.

Mais c’était un purgatif.

La conséquence fut que lorsque le pauvre M. Percival monta sur scène pour faire son discours (sur comment Morpheus avait longtemps rêvé d’un roi tel Charles II et qu’il offrait maintenant ses bénédictions ensommeillées a l’humanité), personne n’en entendit un mot tellement il pétait.

Devant ce spectacle, le Roi et sa cour rirent haut et fort. Mais ceux qui riaient le plus fort étaient ceux qui avaient entendu parler de John Paramore et de ce qu’il avait fait, et qui il avait escroqué pour ce faire.

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Cette nuit-la le Roi d’Angleterre rêva.

Il rêvait qu’il faisait des visites d’état auprès d’autres monarques et il venait d’atteindre une salle du trône, aussi vaste que Hampstead Heath, où un roi pâle se tenait sur un trône noir et se plaignait du comportement de quelques Anglais qui avaient traversé son royaume dernièrement.

Le roi pâle semblait dans une grande colère à ce propos. Il disait que cette histoire avait fait naître une querelle entre lui-même et sa sœur, et il montra au Roi d’Angleterre une quantité sans fin de documents et de lettres et de Mémorandums qu’il avait reçu de la part de gens qu’il nommait ‘les Hautes Instances’ qui accusaient le roi pâle de négligence à cause de quelque chose qu’avait fait ces Anglais.

Le Roi d’Angleterre regarda les documents, mais s’avisa qu’ils étaient compliqués, alors il les mit de côté pour que le Duc de Buckingham les lise et lui explique après ce qu’ils racontaient.

« Je ne suis point du tout surpris par ce que m’apprenez Votre Majesté » s’écria le Roi d’Angleterre. « Mes sujets sont les êtres les plus indisciplinés qui n’aient jamais été infligés à un pauvre prince de gouverner, et les hommes de Londres sont les pires de tous. Pendant des années ils ont déchiré le royaume à coup de guerres civiles sanglantes et de vilaines rébellions et l’effroyable gouvernement de ce gredin de Cromwell ; puis, lorsque leur humeur républicaine leur est passée ils m’ont écrit pour me demander pardon d’avoir décapité mon père et me priant d’être roi de nouveau… » (Comme le roi pâle semblait vouloir prendre la parole, le Roi d’Angleterre s’empressa de continuer.) « … La faute en est principalement à leur climat insulaire et humide. Le froid et la pluie glacent les tripes et le cerveau et rendent les hommes mélancoliques d’abord, puis fous, puis ingouvernables. La folie, comme chacun sait, est le grand mal anglais. Mais j’ai des colonies, vous savez. Un grand nombre de colonies, dans les Indes et les Amériques, et j’ai bon espoir qu’avec le temps, lorsque tous les philosophes et les prophètes et les fous dangereux y seront partis, il ne me restera plus que de bons et loyaux sujets. Est-ce que Votre Majesté possède des colonies ? »

Non, répondit le roi pâle, il n’en avait pas.

« Alors Votre Majesté devrait s’en procurer. Au plus vite. » Le Roi d’Angleterre se pencha pour tapoter la main du roi pâle. Celui-ci le gratifia en retour d’un sourire très mince, et très froid.

Le roi pâle demanda s’il était difficile d’y faire partir les sujets fauteurs de troubles.

« Oh non,  répondit le Roi d’Angleterre.  Ils partent d’eux-mêmes. C’est cela qui est formidable, avec les colonies. »

Le Roi d’Angleterre avait un peu pitié de ce roi si triste et pâle. Il paraissait si jeune, seul dans son grand palais silencieux sous les étoiles, sans ministres pour le conseiller ni maîtresses pour le réconforter. Et de plus, se dit le Roi d’Angleterre, tandis qu’il prenait un verre de vin qu’on lui servait sur un petit plateau et jetait un coup d’œil à la personne qui le lui avait apporté, ses domestiques sont tellement étranges…

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Paramore fit remarquer qu’au cours de la semaine passée, neuf personnes étaient séparément venues le voir. « Chacun m’a dit qu’il avait rêvé qu’il me voyait pendu. Fichtre ! Ce roi farfouille dans les rêves des uns et des autres, mais il ne trouve pas de prise. »

Trismégiste dit quelque chose en réponse, mais il s’avérait justement que ce jour-la Paramore avait décidé d’apprendre l’hébreu (afin de pouvoir lire les tomes de magie de Trismégiste), et il n’avait pas à ce moment-la d’attention à prêter au vieil homme.

Un peu plus tard Trismégiste dit autre chose, mais encore une fois Paramore ne l’écouta pas. Au bout de deux heures, Paramore leva le nez et se rendit compte que Trismégiste avait quitté la pièce, mais qu’en partant (chose étrange), il avait renversé deux tabourets. Paramore partit à la recherche du vieil homme et le trouva couché sur son lit, les yeux fermés.

« M. Trismégiste ! Ah, sir, il ne fallait pas vous endormir sans moi ! Je suis votre gardien, sir, l’agent qui veille au bon ordre de vos rêves. Alors, qu’avons-nous là ? »

Paramore prononça la formule et regarda dans le miroir. M. Trismégiste se tenait devant deux portes noires, aussi larges que la terre et aussi hautes que le ciel. Au-dessus et au-delà des portes il n’y avait que le vent noir et les ténèbres mortes et les étoiles froides. Ces portes (plus vastes que l’esprit ne pouvait concevoir) commencèrent à s’ouvrir… Avec un soudain cri d’effroi, Paramore jeta loin de lui le verre poli, qui alla rouler jusqu’à reposer dans la poussière au pied d’un miroir de six sous brisé.

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« Bonjour, Votre Majesté ! », lança Doktor Silberhof, en s’avançant jusqu’au grand trône noir d’un pas vif qui faisait danser ses petites lunettes en argent. « On me dit que vous avez du nouveau. Ce n’est pas trop tôt. 

–  Le magicien juif est mort, Doktor Silberhof. Il s’est éteint dans son sommeil la nuit dernière. »

Il y eut une pause, afin que le Seigneur des Rêves et Cauchemars puisse afficher une contenance sobre, digne et pleine de grandeur, et le Doktor Silberhof seulement un air perplexe.

« Et c’est tout ? » elle demanda.

Le Seigneur des Rêves et Cauchemars la contempla du haut de son ascendant tant physique que métaphorique.

« Paramore, le pseudo magicien, devra bientôt dormir, et à ce moment-là… 

– Mais Votre Majesté ! Et à supposer qu’il ne dorme pas ? 

– Je ne supposerai rien de tel, Doktor Silberhof. Jamais de sa vie, le pseudo magicien ne s’est encore privé de quoi que ce soit dont il ait eu envie. 

– Mais pendant ce temps, Votre Majesté… 

– Pendant ce temps, Doktor Silberhof… » Le Seigneur des Rêves et Cauchemars sourit. « Nous attendons. »

****

Trois jours plus tard, la mère de M. Newbolt lui lavait avec une éponge tiède ses petites mains d’enfant de trois ans. C’était un jour d’été dans le Lincolnshire, et M. Newbolt se tenait dans la fraîche pénombre de la cuisine de sa mère. Par l’embrasure de lumière chaude que découpait la porte il voyait des fleurs, des herbes et des abeilles qui bourdonnaient paresseusement.

La servante de M. Newbolt lui lavait ses jambes fripées de vieillard de quatre-vingts ans. M. Newbolt était couché dans son lit dans une pièce silencieuse, éclairée à la bougie, dans Friday Street. La servante se redressa pour masser d’une main son dos endolori. Elle tenait dans l’autre main une éponge tiède.

M. Newbolt savait vaguement que l’une des toilettes se déroulait dans les Contrées du Songe, et l’autre dans le monde éveillé, mais il ne savait ni s’inquiétait de savoir laquelle était laquelle.

M. Newbolt rêva que quelqu’un au visage maigre et anxieux vint le voir et lui parla pendant longtemps de quelque chose de très important.

« … alors que dois-je faire, sir ? 

– A quel propos, John ?  demanda M.Newbolt.

– Le Roi Morpheus, » dit Paramore.

M. Newbolt réfléchit longuement. « Tu l’as mis en colère, John. 

– Oui, je sais. Mais que puis-je faire ? 

– Ma foi,  dit M. Newbolt,  à ma connaissance, rien du tout. Il parle de règles transgressées et de cambriolages et d’insultes (je l’entends, John, dans mes rêves.) J’imagine qu’il te poursuivra jusqu’aux confins de la terre, et au-delà… »

Ils se tinrent ensemble en silence un moment encore, puis M. Newbolt dit, gentiment : « Tu m’as l’air palot, John. Tu ne vas pas bien. Laisse Mary te préparer un lait chaud… »

Paramore rit d’un rire étrange. « Non, non, je vais très bien. »

Apres cela, M.Newbolt parut s’endormir à nouveau (a supposer qu’il s’était réellement réveillé avant), mais alors que Paramore passait la porte, M.Newbolt s’ébroua.

« Si seulement il était comme sa sœur, alors quelle différence cela ferait ! Car il n’est point de dame plus douce et aimable ! J’entends le bruit de ses pas, tandis qu’elle voyage de par le monde. J’entends le froufrou soyeux de sa robe, et le tintement de la chaîne d’argent à son cou. Son sourire est plein de réconfort et ses yeux sont tendres et rieurs. Comme il me tarde de la rencontrer ! 

– Qui ça, sir ? demanda Paramore, perplexe.

– Enfin, sa sœur, John. Sa soeur. »

Dehors dans Friday-Street il pleuvait une fine pluie froide. Paramore leva les yeux et vit une espèce d’énorme rustaud campagnard qui venait dans sa direction, et qui portait un curieux chapeau qui lui couvrait les yeux et semblait avoir été façonné par l’homme à partir de vieux papiers. Peut-être bien que l’homme le bouscula, car Paramore (qui n’avait pas dormi de la semaine) se retrouva tout à coup à s’appuyer contre un mur pour ne pas tomber. Juste un instant, Paramore reposa sa tête contre le mur, mais en faisant cela il s’aperçut que dans les briques rouges il y avait de minuscules grains de sable doré…

Il y avait un verger entouré d’un mur de briques rose pâle. Il y avait eu un temps où les murs étaient couverts de roses, mais c’était maintenant l’hiver, et il ne restait que les ronces. Il y avait de l’herbe ; il y avait beaucoup de pommiers. Mais l’herbe et les arbres étaient maintenant tout hivernaux. Dans le motif bigarré que dessinaient la lumière du soleil hivernal et les ombres bleues se tenait un roi pâle tout vêtu de noir. Ses bras noirs étaient croisés. Il tapotait le sol de son pied botté de noir. Il releva la tête et fixa John Paramore…

Paramore se réveilla en sursaut. Il revint en marchant très lentement jusqu’à la Cour de l’Horloge Stoppée. Sous la pluie grise Londres ne paraissait guère plus qu’un rêve de ville, et ses habitants des fantômes. Ce soir-là quelqu’un vit voir Paramore et lui raconta que Ralph Clerrihew (un fabricant de chandelles d’Islington qu’Isaac avait ramené d’entre les rêves quatre semaines plus tôt) avait disparu de la surface de la terre.

Le jour suivant (c’était un mercredi), à trois heures de l’après-midi, Paramore descendait l’escalier de la maison du Juif en la Cour de l’Horloge Stoppée. A la première marche, il se sentit mort de fatigue. A la deuxième marche il se sentit mort de fatigue. A la troisième marche il toucha quelque partie particulièrement frêle du bois, et tout l’escalier trembla, décrochant toiles d’araignée et poussière. Paramore leva les yeux et vit, sans surprise, de minuscules grains de sable doré lui tomber dans les yeux…

La marche suivante était un verger mort avec un roi pâle qui souriait.

En cet instant le Seigneur Morpheus reprit une blanchisseuse de Mortlake – mère de quatre jeunes enfants. Le jeudi, dans le temps qu’il fallut à Paramore pour fermer deux fois les yeux, le Seigneur Morpheus récupéra un marin nègre et une prostituée célèbre du nom de Mme Aphra Pytchley ; le vendredi, ce fut un bébé et un albinos qui fabriquait des poupées du côté de Wapping ; et le samedi, un gantier et sa femme. Dimanche, Paramore s’endormit un quart d’heure entier mais le Seigneur Morpheus ne reprit personne d’autre. Paramore ne pouvait que supposer que Morpheus cherchait à faire une blague – singer une plus grande divinité en se reposant le jour du Sabbat. Mais dans aucun des livres d’Isaac ne se trouvait la moindre indication que Morpheus savait plaisanter.

****

Le samedi suivant, dans tous les cafés et toutes les tavernes de Londres, chacun y allait de ses rumeurs macabres sur les choses que se faisait Paramore pour rester éveillé. Mais même si ces histoires étaient vraies, elles n’y firent rien – car au samedi d’après Morpheus avait repris tous les revenants sauf deux.

A la maison de la Cour de l’Horloge Stoppée la Juive morte alla dans la petite remise de son père, où il gardait tous ses livres et ses poudres, et trouva Paramore avachi sur le sol, sa tête dodelinant entre les pages d’un livre ouvert.

« Paramore ! elle cria. Lève-toi ! »

Paramore se remit lentement sur ses pieds.

« Je ne savais pas qu’un homme pouvait avoir l’air aussi fatigué, dit-elle.

– Oh… Je ne suis pas fatigué. C’est cette maison. Elle est si sombre. Elle vous endort un homme.

– Alors quittons-la sur le champ et allons-nous-en ailleurs ! Où irons-nous ?

– Oh… » il commença. Mais il oublia ce qu’il voulait dire.

« Paramore ! » Elle lui prit le visage à deux mains. « Je suis née dans le Ghetto de Venise, là où les curieux viennent voir les Juifs. Là-bas j’ai vu des grandes dames espagnoles à la peau aussi sombre et douce et lumineuse que le crépuscule. Paramore, ne voudrais-tu pas voir une dame de la couleur d’un jardin d’Espagne par un soir d’été ? »

Paramore sourit d’une pâle copie de son sourire biscornu d’avant. « Je préfère les femmes qui ont la couleur des jardins anglais par un après-midi d’hiver. C’est là ma mélancolique humeur anglaise. »

La Juive rit, et commença à se moquer des humeurs anglaises…

Il y avait un verger muré de briques rose pâle, où une grande multitude d’oiseaux s’était installée dans les arbres dénudés – toutes sortes d’espèces d’oiseaux communs, des merles, mésanges, rouges-gorges, moineaux et roitelets. Mais quelque chose leur fit peur, et ils prirent tous leur envol d’un coup. Le roi pâle releva la tête et sourit…

« Paramore ! » Elle lui gifla la joue et il s’éveilla en sursaut. Elle le poussa contre le mur pour s’aider à le maintenir debout. « Tu es tout aussi malin que lui. Comment vas-tu le combattre? Comment ? »

Le sourire fantomatique de Paramore réapparut. « J’ordonnerai à toute l’armée du roi de se coucher…  dit-il.

–  Bien ! s’écria-t-elle. Nous les coucherons tous sur la plaine de Salisbury – même les chevaux ! Et après ?

– Et alors, dans un sommeil enchanté, l’armée anglaise marchera sur le château de Morpheus, et ils le jetteront à bas de son trône…

– Oui ! s’écria-t-elle. Paramore, c’est pitié que toi et moi devions nous quitter si tôt.

– Peut-être, » dit Paramore et il tendit le bras pour prendre un grand vase bleu sur l’étagère. Il vida un peu de poudre blanche dans une petite poche en cuir qu’il rangea dans sa chemise.

Cette nuit-là il plut, et Londres fut lavée de tous ses péchés. Toutes les rues étaient pleines d’eau, et lorsque la pluie cessa, toute l’eau était pleine d’étoiles. Les étoiles étaient suspendues au dessus de la City, et en deçà, et Londres était suspendue entre elles. John Paramore – un temps astrologue et séducteur, autoproclamé poète et magicien, et à présent fou – apparut très haut parmi les étoiles, sur un toit de Blue Ball Court – riant et chantant, et défiant Morpheus de venir se battre avec lui. Il était très saoul.

Les bonnes gens de Shoe Lane et Powder Street sortirent de leurs lits et s’assemblèrent dans la rue en dessous, avec, en bons voisins, l’intention charitable de voir John Paramore se rompre le cou, et raconter la scène à sa famille plus tard. Parmi les badauds on trouva traînant sous un porche un étrange bonhomme tout maigre au long visage pâle ; et croyant avoir affaire à Morpheus, la foule s’affaira à lui tirer les cheveux et lui mettre des coups de pied dans les tibias et à rondement le malmener, jusqu’à ce que l’on découvrit que ce n’était aucunement Morpheus, mais un crémier d’Aberdeen.

Plus tard, Paramore alla déambuler dans les ruelles sombres de la City, de Holborn au village de Mile-End et en sens inverse, trébuchant à travers les échafaudages de toutes les églises à demi construites de la City, escaladant les poutres et les ombres et les blocs de pierre de Portland qui attendait dans Cheapside que Sir Christopher Wren fasse d’eux la cathédrale de Saint Paul. Il aurait pu vous dire – si la chose vous intéressait – le nombre exact des cils de Morpheus, et su décrire avec la plus grande minutie tous les détails de la petite trace indistincte en forme de croissant de lune qu’il avait à la joue, un pouce en dessous de son œil gauche. Car il n’y avait plus dans la tête de Paramore que le Seigneur Morpheus, et il l’emplissait presqu’à en éclater.

Vers le matin, Londres se refroidit. Le ciel était empli de nuages cotonneux qui ressemblaient à des draps déchirés et des matelas rompus, et il se mit doucement à neiger. Il n’y avait nulle autre âme qui vivait dans tout le monde.

La neige constellait les bâtiments de brique rouges et les piazzas. Des statues hautaines regardaient Paramore avec ce qui ressemblait remarquablement à de la pitié et la Tamise en crue coulait en silence entre ses berges gris-argent en marbre de Camarre.

« Du marbre de Camarre ? » murmura Paramore abasourdi. « Seigneur, dans quelle ville suis-je donc? 

– Ne la connais-tu pas ? demanda une voix.

– Eh bien, sir, c’est Londres—de cela je suis certain. Mais je sais aussi qu’elle n’était pas aussi belle hier. Tant de beaux bâtiments ! Tous ces canaux magnifiques, avec dans chacun une aurore couleur rose pâle ! Et tout est si géométrique !

– Ceci est la ville de Londres qu’a dessinée Sir Christopher Wren lorsque la vieille ville fut détruite dans le Grand Incendie il y a quinze ans, mais que le Roi a refusé de faire construire. Alors j’ai pris les plans de Sir Chris et j’ai construit ici sa ville.

– Eh bien je ne lui dirais pas, sir, ou bien il voudra être payé. Ma foi, sir, ces Italiens se vantent sans cesse, mais je doute qu’ils aient quoique ce soit d’aussi beau.

– Une ville couleur d’un après-midi d’hiver, dit la voix, pensive.

– Et requiert-on des magiciens dans cette ville, sir ? demanda John Paramore. Je pose la question car je me trouve contraint à la discrétion en ce moment.

– Ah bon ? Et pourquoi donc ?

– Ah, sir, soupira Paramore. Il arrive parfois qu’un homme insignifiant comme moi-même fasse, pour son plus grand malheur, quelque offense à un grand seigneur, sans qu’il ne comprenne comment ni pourquoi. Mais dès ce moment, tout ce qu’il entreprend est voué à la ruine et toute sa vie part de travers. »

Il y eut un moment de silence.

Puis la voix énonça – d’un ton de très grande amertume – « Car Morpheus est un roi oisif, que les longues années de sûreté ont abruti. Ses murs sont vieux et s’effritent. Ses portes ne sont pas gardées. Ses serviteurs ne veillent pas. »

Paramore leva les yeux et vit un portique encadré par deux statues, splendides mais solennelles, qui représentaient l’Hiver et l’Automne. Entre les deux était le Roi des Rêves, son coude noir prenant appui sur la tête de marbre de l’Automne et sa botte noire reposant nonchalamment dans le giron de marbre de l’Hiver et ses longs cheveux noirs fouettés par le vent.

« Ha ! s’écria Paramore. Voilà qui tombe bien. J’ai entendu dernièrement une rumeur qui me laisse perplexe, selon quoi Votre Seigneurie s’est mise en tête de m’en vouloir, et comme rien ne me tient plus à cœur que d’être dans les bonnes grâces de Votre Seigneurie, je suis venu faire amende honorable.

–  Paramore, dit Lord Morpheus, ton effronterie est-elle donc sans bornes ? »  Puis il ajouta,  « Je suis content que ma ville de Londres te plaise. Je compte bien que tu y restes longtemps. »

 Dans les rues désertes des vents froids (ou des rêves de vents) tourbillonnaient. Mais les rues n’étaient pas tout à fait désertes. Le vent portait des rêves de voix et des rêves de tristes tocsins, et charriait ce qui ressemblait à des tas agités de chiffons fantomatiques.

« Qu’est ce que c’est ? demanda Paramore

– De vieux rêves. Des rêves fatigués. Des rêves aigris, et en colère, dit Lord Morpheus. Tu apprendras à mieux les connaître.

– Votre Seigneurie est trop aimable », murmura Paramore, mais ses pensées semblaient ailleurs. 

« Ah ! Si seulement Votre Seigneurie était une femme, alors je saurais que je pourrais vous faire prendre pitié de moi.

– C’est vrai, Paramore, dit Morpheus. Pendant bien des années tu as profité de la bonté des femmes. Mais il n’y en a pas ici a qui faire ton baratin. »

De la rue (qui à la fois était et n’était pas Cheapside), arriva la Juive morte. Elle marchait lentement, car elle avait un très long chemin à faire, et toute l’étendue des Contrées du Rêve à parcourir avant d’arriver aux Marches du Paradis. Dans ses bras elle tenait le petit garçon chrétien, le fils de la veuve, Orlando Beaufort. Il ne dormait pas (car les morts ne dorment point), mais il avait enfoui son visage dans son cou, et les boucles dorées du garçonnet se mêlaient aux siennes.

Lord Morpheus haussa un sourcil noir et sourit en direction de Paramore comme pour lui dire : elle, elle ne peut pas t’aider. Elle ne peut échapper à son propre sort.

Déborah Trismégiste s’arrêta devant la porte où était assis Morpheus. A Morpheus elle dit, « Je vois, sir, que vous avez réparé vos murs. » Et à Paramore elle dit, « C’est toujours une déception de rencontrer un roi. Ils ne sont jamais aussi grands que l’on s’était imaginé. »

Mais Paramore ne répondit pas.

Dans le monde éveillé, la neige tombe au sol, ou bien est portée par le vent, selon les lois et protocoles du monde éveillé. Dans les Contrées du Rêve, la neige tombe et s’en retourne a Morpheus. Elle se fond à sa peau blanche, selon les lois et protocoles de ce monde-là. Le visage de Morpheus luisait de neige. Il sépara la neige pour mieux voir Paramore. Car il sembla à Morpheus qu’il était arrivé quelque chose à Paramore – c’était comme si son âme s’était désintégrée en grains de sable puis était réapparue l’instant d’après avec quelque étrange propriété nouvelle.

De nulle part surgit une dame. Elle arrivait de la direction de Friday-Street car elle venait de chez M. Newbolt. Elle avançait sans hésiter dans la neige. Elle portait une robe de soie noire et il se balançait quelque chose de très étrange au bout de la chaîne en argent à son cou. Son sourire était plein de réconfort et ses yeux étaient bienveillants et rieurs. Elle était tout comme M.Newbolt l’avait décrite.

Et le nom de cette dame était Death.

Ce qu’il se passa ensuite ne peut vraiment s’exprimer qu’en métaphores— étant donné qu’il s’agit, de fait, d’un échange entre deux êtres immortels. Mais disons, pour faire simple, qu’une espèce de dispute eut lieu entre Morpheus et sa sœur, Death. Disons que tous deux prétendaient posséder l’âme de John Paramore. Disons que la discussion dura un certain temps, mais que la dame (qui était bien plus âgée et plus futée que son frère, et qui avait amplement de quoi prouver que John Paramore venait de mourir par empoisonnement dans une allée près de Blackfriars) ne prêta aucune attention aux nombreux griefs de son frère, et Morpheus fut forcé de céder devant elle.

Death et John Paramore, la Juive morte et le petit enfant chrétien partirent ensemble, et déjà John Paramore commençait à marchander avec Death et à supplier qu’elle lui permette de suivre la Juive morte dans son Paradis particulier (« … car je me suis souvent dit, madame, que je me sentais une âme étrangement juive… »), et Morpheus entendit sa sœur (une dame encline à la compassion et au pardon) commencer à rire des sottises de Paramore.

On chuchota parmi certains des serviteurs et sujets de Lord Morpheus que leur seigneur était mécontent ; mais qui parmi eux aurait pu vraiment savoir ? Les rêves qui hantaient Londres cette nuit-là avaient peut-être bien craintivement épié Morpheus pour découvrir s’il était en colère, mais ils n’en apprirent sûrement rien—car il n’y avait dans ses yeux que la nuit noire et les étoiles froides.

Oeuvres de commande // commissioned illustrations

Illustration de couverture d’un collectif de travaux de BD réalisés avec la médiathèque de la ville de Creil, entre janvier et mai 2012 // cover art for the final published collective of student works, as part of my contract after teaching several comics-drawing workshops.

Cover art for collective work

illu de pin-up pour une carte de visite // Pin-up design for a business card – 2011, photoshop

Faire-part pour une amie (qui avait réussi à garder secret le sexe de l’enfant à naître) // Baby birth card

Design de poster pour un événement universitaire //Poster/flyer art for social event. (June 2011)

Illustrations commandées par une auteur jeunesse de ses personnages // Two illustrations commissioned by an author for personal reference while writing a children’s book (August 2011)

Illustration de personnage de livre jeunesse pour le blog de l’auteur // Character art for  YA author’s blog (Jan 2011)

Recherches graphiques pour une campagne de communication // Design work for a marketing campaign (juillet 2011)

Travaux personnels // Personal work

L'enfant de la vague

‘Tsunami no Ko’

Illustration mise en expo-vente par Glénat pour aider le Japon après le tsnunami du 11 mars 2011. Aquarelle et pierre noire, retouches Photoshop. // Artwork donated for a charity auction in aid of tsunami-struck Japan. Watercolour and pencil art, digitally enhanced.

Ravens land upon her hair Clouds adrift on her skin A smile that tugs upon my soul And whispers gently in my ear.

“Ravens Land”, crayonné, Photoshop // pencil + digital painting. After the singer Voltaire.

“Mémoires d’un buveur d’ether”, crayon + Photoshop // Pencil and photoshop, 2006

Illustration du conte Le Chat Noir d’Edgar Allen Poe, encre et pierre noire. //Illustration for Edgar Allen Poe’s The Black Cat. Brushed ink and charcoal. 2006